Album de famille

 

 

 

 

Claude naît le 9 septembre 1929, à Toulouse.

« J’ai un carré de 9 dans mon poker existentiel. »

« 1929 fut un grand millésime dans le Bordelais et un grand bordel chez les milliardaires. »

 

 

 

Racines

 

 

 

Pour mieux cerner l’individu, remontons à la source…

Les grands-parents maternels, Thérèse Tellini née Rabbione (piqueuse de bottines) et Armand Tellini (électricien), tous deux Italiens, nés dans le Piémont au début des années 1880, quittent à jamais l’Italie pour la France vers 1905. Ils cesseront définitivement de parler l’italien, source de conflit car les dialectes étaient différents d’une vallée (Livorno) à l’autre (San Damiano d’Asti).

 

Thérèse et Armand (Ghino).

 

Les grands-parents paternels, Cécile Nougaro née Rougé (sage-femme) et Alexandre Nougaro (planton à la mairie de Toulouse), respectivement nés à Toulouse et à Muret en 1872 et 1876. Ils ont tous deux une belle voix et, pour leurs loisirs, chantent dans des chorales comme beaucoup de leurs concitoyens de l’époque.
Ils demeureront principalement à Toulouse, 26 avenue des Minimes.

Leur fils Pierre tentera en vain de les installer plus confortablement dans une petite villa près du Canal du Midi. Claude en parle dans sa chanson « Un Été » écrite en 1981. Vécu comme un « exil », ce déménagement sera de courte durée et ils regagneront leur petit appartement des Minimes, dans leur cher quartier.
Claude prénommera sa première fille Cécile en souvenir de sa grand-mère et, à la mort de son grand-père en 1965, il écrira « Berceuse à Pépé ».

 

Photo de maman Cécile et portrait de papa Alexandre peint par Max Moreau en 1963.
Chorale Réveil Bonnefoy, Claude est au 1er rang à gauche, papa Alexandre est au second rang derrière lui.

 

Les parents :

Tous deux étaient enfants uniques. Liette Tellini née à Brignoles dans le Var en 1906 et Pierre Nougaro né à Toulouse en 1904. Nougaro signifie le noyer, l’arbre dont il est question dans le poème « Plume d’Ange » écrit en 1977.  

Pierre et Liette se rencontrent au Conservatoire de Toulouse vers 1922 où ils font leurs études de piano pour Liette et de chant et de déclamation lyrique pour Pierre.
Pour financer ses études, Liette accompagne également les cours de chant du soir de divers professeurs et remarque les dons vocaux et scéniques de Pierre.

Elle se passionne pour l’enseignement de l’un des professeurs, Claude Jean. Elle en retiendra tous les principes qu’elle utilisera pour parfaire la technique vocale de son mari et plus tard, celle de Claude.
De son côté, Pierre est attiré par cette jeune femme discrète, timide mais déterminée et très talentueuse.

En 1926, le père de Liette est engagé comme ingénieur pour l’électrification de Saïgon (actuellement Hô Chi Minh-Ville) et les Tellini embarquent pour l’Indochine (actuel Vietnam). Dans un environnement privilégié, Liette donne des concerts et des cours de piano à la famille de l’ambassadeur de France.

 

Liette et sa mère Thérèse à Saïgon.

 

Pierre, resté à Toulouse, y reçoit les 1ers prix de chant et de déclamation lyrique puis il monte à Paris où il obtient les 1ers prix d’opéra et d’opéra-comique au Conservatoire National.

Il a décidé d’épouser Liette et, pour acheter un aller pour l’Indochine et deux retours, il multiplie les petits boulots :  il joue notamment les boys dans « Show Boat » au Châtelet et fait « les viandes froides à Notre-Dame des Briques » (autrement dit, il chante lors des enterrements à l’église Saint-Jean de Montmartre).

 

Église Saint-Jean de Montmartre.

 

Malgré les réticences de ses parents vis-à-vis des « ritals », il rejoint Liette à Saïgon.

Deux mois de cargo et mariage le 17 novembre 1928 à la Cathédrale Notre-Dame de Saïgon, construite en briques rouges importées de Toulouse par la colonie française en 1880. 

Le père de la mariée, qui perd sa fille chérie, boude la cérémonie.

 

Mariage à Saïgon.

 

Claude a imaginé leur rencontre dans sa chanson intra-utérine « Mademoiselle Maman » parue dans l’album « Embarquement Immédiat » en 2000.

 

Dessins de Claude représentant Melle maman et M. papa.

 

Après le mariage, retour à la case Toulouse.

Pour Liette, le changement est radical : elle quitte les assiettes ornées de fleurs par les serviteurs annamites pour la vie de bohème avec Pierre dans une mansarde toulousaine où des punaises tombent régulièrement du plafond sur leur lit.

Liette est enceinte.

 

Pierre et Liette, en août 1929, boulevard d’Arcole.

 

 

 

Une malle de théâtre

 

 

 

Claude en septembre 1929.

 

Le 9/9/1929 à 10 heures, Liette accouche de Claude dans l’appartement qu’ils viennent de louer au 56 boulevard d’Arcole, à une encâblure de l’endroit où naquit Carlos Gardel.
C’est la grand-mère paternelle, Cécile, qui officie en tant que sage-femme mais l’accouchement est si difficile qu’elle doit appeler un médecin qui aura recours « aux fers ».

« Je suis né dans une cage. »

Le berceau est une malle de théâtre que l’on transbahutera de chambrettes en loges d’artistes au gré des tournées de son père.

Les premiers prix de chant obtenus par Pierre au Conservatoire de Paris lui valent l’engagement d’office au Palais Garnier.

Sa carrière de baryton Verdi commence le 10 novembre 1929. Il fait ses débuts de premier baryton à l’Opéra de Paris dans le rôle du héraut (officier de guerre) de « Lohengrin » de Richard Wagner puis, à 25 ans, c’est sa prise de rôle de « Rigoletto » dans l’ouvrage éponyme de Giuseppe Verdi.

 

Affiche de la prise de rôle de Pierre Nougaro.

 

Un critique de l’époque, Claude Degiers, écrira :

« De longtemps, pour ne pas dire jamais, nous n’avons rien vu de pareil. Terriblement émouvant, Pierre Nougaro dans cet ouvrage, donne à son personnage une intensité formidable et une puissance inouïe. Tous ceux qui n’ont pas assisté à ce spectacle peuvent dire n’avoir jamais vu jouer Rigoletto. »

La voix, la diction impeccable et la présence scénique de Pierre ont marqué profondément Claude qui évoquera son père dans plusieurs de ses chansons :

« Toulouse », « Yapad Papa », « Mademoiselle Maman », « Toi là-haut » et ce poème inédit :

 

« J’avais un chanteur de père » © Nougaro Éditions.

 

« Mon père était un grand chanteur de bel canto et ma mère, une merveilleuse pianiste qui jouait du Fauré cristallin ; ils m’ont légué ce trésor de la musique occidentale française du XIXème siècle. »

Dans un extrait d’entrevue, Claude explique l’influence classique qu’il a reçue :

 

Texte sur l’opéra.

 

Désormais, Pierre et Liette sont plus que jamais complémentaires. À Paris comme en tournée, l’apprentissage des rôles et le travail de la voix les soudent au quotidien. En vigile intraitable, Liette, au piano et à la technique vocale, ne laisse rien passer.

Mais la discipline vocale aussi contraignante soit-elle n’est rien si elle n’est pas épaulée par l’interprétation, la présence scénique. Or, Pierre Nougaro était une vraie « bête de scène ». Doué d’une diction irréprochable, ce qui est rare chez les chanteurs lyriques, il pouvait « fouiller ses rôles » en ayant constamment présente à l’esprit « la pensée du texte » et moins le souci de la note à atteindre.

Enfant, Claude raconte qu’il adorait voir mourir son père en scène :

« Dans la Tosca, il avait des trépas somptueux. Il agonisait, poignardé par Tosca, en entraînant dans sa chute la nappe dans un fracas de cristalleries. »

 

Pierre Nougaro dans « Le Chemineau » de Xavier Leroux, dans « Les Pêcheurs de Perles » de Georges Bizet et dans « Guillaume Tell » de Gioacchino Rossini.

 

Le second enfant du couple naît en 1934 à Lille. On la prénomme Aline comme l’un des personnages de l’opéra « Le Chemineau » que Pierre interprétait ce soir-là.

Claude et Aline ont pâti du métier d’artiste de leurs parents qui étaient constamment en déplacement et ne pouvaient pas leur assurer une éducation stable.

Aline est très tôt confiée aux grands-parents maternels qui se sont fixés à Marseille dès leur retour d’Indochine.

Dès l’âge de 5 ans, Claude vit à Toulouse au 26 avenue des Minimes auprès des grands-parents paternels qu’il nomme « papa Alexandre » et « maman Cécile ».

 

Claude, 5 ans, entouré de Liette, maman Cécile et papa Alexandre à Toulouse.
Claude “fumant la pipe” à 4 ans.
Claude dans sa petite voiture à 5 ans.
Claude, 7 ans – 26, avenue des Minimes.

 

 

 

« Sa Majesté le Jazz »

 

 

 

Claude va à l’école du Marché aux Cochons. Il collectionne les zéros et les bagarres avec les petits Espagnols du quartier des Minimes.

Ironiquement et beaucoup plus tard, l’école portera le nom du « petit cancre » et le quartier accueillera la station de métro Minimes – Claude Nougaro.
Ses textes seront étudiés dans les écoles, collèges, lycées et feront l’objet de thèses universitaires.

C’est dans un cadre triste et modeste que Claude passe son enfance. Il ne voit ses parents que sporadiquement. Il dira qu’il a conservé de son enfance « la saveur unique de la solitude ».

Mais grâce à la TSF qui trône sur le buffet de la cuisine, il découvre le jazz lors des émissions de radio d’Hugues Panassié.

« Vers 1939, quand j’entendais passer « Moonlight Sérénade » de Glenn Miller, mes oreilles devenaient instantanément mes yeux. »

« Le jazz était une musique visionnaire qui s’adressait également à mon corps. »

Claude évoquera l’émotion qu’il a ressentie à cette époque dans les chansons « Sa Majesté le Jazz » et « Toulouse to win ».

En 1940, il a onze ans.

« J’ai grandi pendant la guerre dans une atmosphère empestée. Le ciel était bas. Je poussais dans un monde déchiré.
J’étais charbonneux, agressif et révolté, ce qui n’a évidemment pas facilité mes études. J’ai été élevé par des vieillards, mes grands-parents paternels, dans un quartier sinistre de Toulouse et j’ai ricoché de collège en collège. J’ai décroché de mes études vers l’âge de quinze ans. Il n’y avait qu’une chose qui m’intéressait : la poésie et le jazz.
À douze ans, j’étais plongé dans des bouquineries permanentes.
À travers la TSF de mes grands-parents, j’étais aux écoutes de cette planète lointaine qui s’appelait New York, qui s’appelait Harlem. New York, c’est la ville-phare qui a éclairé l’ombre de mon enfance. »

Claude écrit et dessine.
Ce talent épistolaire, il le cultive et demande à sa grand-mère de lui apprendre « des mots savants ».

 

Cahier de Claude.

 

Il écrit souvent à ses parents qui sont en tournée. Une lettre rédigée à l’âge de onze ans et destinée à son père relate les péripéties de sa première communion. Elle atteste les talents littéraires précoces de l’enfant :

 

Lettre de Claude à son père.
Communion de Claude. À ses côtés, sa sœur Aline.

 

La poursuite de ses études est chaotique excepté en classe de français et de latin et il se voit exclure de plusieurs écoles et pensionnats à la grande inquiétude de ses parents.

Il rend copie blanche à l’examen du baccalauréat.

C’est en 1947 que débarque inopinément Hélène, la dernière enfant de la fratrie Nougaro. Claude a 18 ans et Aline 13 ans. Malgré la disparité des âges, les enfants Nougaro resteront très soudés.

 

Claude, Aline, Hélène et leur grand-mère, Thérèse Tellini, à Marseille en 1951.

 

 

 

Journaliste, poète et dessinateur

 

 

 

Claude devance l’appel en 1949.

Le service militaire de 18 mois ne l’assagit pas plus que les études.
Versé dans les transmissions, il multiplie les séjours au trou puis finit caporal dans la Légion Etrangère, au fin fond du désert marocain où il est oublié par l’armée française qui tardera à le démobiliser !

En 1951, à Nice, son grand-oncle Lucien Rabbione lui confie en vain la vente d’appartements.

Pierre Nougaro chante au Théâtre du Casino de Vichy pour la saison lyrique.

Il recommande son fils en tant que pigiste au « Journal des Curistes », puis au « Journal de Vichy ». Claude est tellement tatillon avec les mots qu’il met des heures à rédiger des articles que ses confrères exécutent en trois minutes. Mais sa prose est déjà singulière.

 

Article de Claude.

 

La même année, Pierre chante à Alger et le fait engager à « l’Echo d’Alger » puis à « La Dépêche de Constantine ». En 1952, la famille s’installe à Paris, avenue des Ternes.

Claude écrit quelques articles pour « Paris Presse ». Il raconte :

« Lorsque je me baladais dans les années 50 à Saint-Germain des Prés, j’étais une sorte d’égaré, le provincial total, comme je n’avais pas du tout d’argent, je lisais les vitrines et non pas les livres. Je lisais les titres et l’un d’eux m’avait particulièrement frappé, c’était un recueil de poèmes intitulé « Vive Guitare » de Jacques Audiberti.
Il y avait un accent flamenco là-dedans. Ces deux mots m’avaient provoqué un petit électrochoc mental. »

Le compositeur et chef d’orchestre Marcel Mirouze, ami de Pierre, met en relation Claude avec l’écrivain Jacques Audiberti.
Claude rencontre le poète en 1952 aux « Deux Magots » pour une interview destinée à Paris-Presse.
Audiberti deviendra son père spirituel et l’une de ses principales références poétiques. « Chanson pour le maçon », « Quatrains pour un train fantôme », « Rue Saint-Denis » et « Perle Brune » lui sont dédiées.
Quelques années plus tard, en 1961, Audiberti viendra même loger chez Claude pendant une année.

 

Audiberti lit « Miracles » dans le studio de sa collaboratrice, Hélène Lavaÿsse, 7 rue du Dragon, Paris VIe.

 

En 1953, Claude a 24 ans :

« Comme mon père était un pensionnaire de l’Opéra, j’avais des tickets pour bouffer et à part ça, il m’a laissé une chambre de bonne de l’appartement des Ternes. »

Il y écrit des poèmes ou dessine.

 

Poème et dessin.

 

Cette passion pour le dessin ne le quittera jamais. On y retrouve les mêmes thèmes que dans ses poèmes.

 

Divin Divan.
Femme nue.

 

Il devient l’ami du peintre Raymond Moretti qui signe la pochette d’un album. En 1996, Moretti intègrera Claude dans sa fresque « Galerue », Place du Capitole à Toulouse.

 

Couverture signée Moretti, album « Femmes et Famines ».

 

Dans les années 1980, Claude héberge le jeune peintre Daniel Estrade dans sa maison montmartroise. Des tableaux de Daniel ont été projetés lors de l’Olympia 1977 pour illustrer les 15 minutes de « Victor », un long poème de Claude d’après « L’homme à la cervelle d’or » d’Alphonse Daudet.

 

Tableau « Victor », Daniel Estrade, Olympia 77.

 

 

 

Cabarets and Co

 

 

Mais revenons au Montmartre des années 1950 :

Pierre Nougaro fréquente le Lapin Agile, le célèbre cabaret montmartrois et fait part au patron, Paulo Gérard, de son inquiétude quant à l’avenir de son fils. Paulo auditionne Claude en 1953 et l’engage dans la troupe. Il deviendra l’ami proche du fils adoptif de Paulo, Yves Mathieu.
Claude a une présence et une puissance vocale impressionnantes. Au début, il dit ses poèmes et plus tard, surmontant sa timidité, il chantera ses chansons, accompagné du pianiste et compositeur Jean-Michel Arnaud.
Dans la foulée, il fréquente d’autres cabarets : « le Zèbre à Carreaux », « Chez Patachou », « La Tête de l’Art », « Le Liberty’s », « Chez ma Cousine »…

C’est au Lapin Agile que Claude rencontre Sylvie, d’origine belge avec laquelle il se mariera.

Il réussit l’examen d’admission à la SACEM en tant qu’auteur le 25 mai 1954 et enregistre son premier album chez Président en 1959 sur des musiques de Jimmy Walter, Michel Legrand et Henri Salvador qui signe la préface :

 

 

Claude reniera ce premier album trop juvénile à son goût.
Parallèlement, il devient l’un des paroliers de Philippe Clay, Marcel Amont, Colette Renard, Yves Montand, Jean Constantin… Deux chansons, « Le Sentier de la Guerre » et « Méphisto » écrites pour Édith Piaf sont mises en musique par Marguerite Monnot. Mais cette dernière les confie à son mari, Paul Péri.

Un jour, Claude et Michel Legrand prennent rendez-vous avec Dario Moreno pour lui proposer une chanson sur un tempo caribéen, « Le Ratacalypso’s ». En ce temps-là, Claude avait un chien minuscule.
Le majordome de Dario Moreno les fait pénétrer dans un salon oriental à l’épaisse moquette violette. Au moment où le seigneur des lieux fait une entrée triomphale, le pinscher de Claude dépose un étron magnifique au beau milieu de la moquette.
La collaboration ne se fit pas.

 

Claude, Jacques Datin et Marcel Amont.
Philippe Clay et sa femme Maria en visite chez les Nougaro aux Portes-en-Ré en 1959.

 

Avril 1962 : sa collaboration avec les compositeurs Jacques Datin et Michel Legrand aboutit à la sortie de son premier album 33 tours chez Philips.
Le disque qui va lancer la carrière de Claude est préfacé par Jacques Audiberti et contient : « Le Jazz et la Java », « Une Petite Fille », « Les Don Juan » et « Le Cinéma ».

 

Claude et Michel Legrand en 1962, avenue des Ternes.
Préface de Jacques Audiberti.

 

Après ce premier succès, Claude est appelé une nuit par Édith Piaf pour laquelle il a une véritable vénération. Elle est emballée par son premier disque et lui envoie son chauffeur à deux heures du matin.

Claude, très honoré par cet appel nocturne, espère que l’immense interprète va lui demander d’écrire pour elle. Il arrive dans un appartement vide, meublé d’un seul canapé où se tenaient Piaf, Théo Sarapo et une petite bande de courtisans. Elle lui fait écouter une chanson pour laquelle elle cherche une chute. La chanson en question n’inspire pas Claude, qui, interrogé à chaud, imagine et décrit une mise en scène où Piaf serait emportée par une liane descendue du haut des cintres.
Piaf répond :

« Mon chauffeur va vous raccompagner ».

En sortant, Claude entend Piaf s’exclamer :

« Quel con, ce mec ! Il faut que je réécoute son disque ! »

Il obtiendra son pardon quelques mois plus tard au théâtre de l’Ancienne Belgique à Bruxelles où elle avait avancé sa venue pour assister au concert qu’il y donnait.

 

Édith Piaf écoutant en 1963, sur son Teppaz, le 45 tours de Claude sorti en 1962.

 

En avril 1963, le 45 tours « Cécile ma fille » touche une large audience malgré la déferlante « yéyé ».

Mais le 9 juin 1963 en pleine tournée, un accident de voiture près de Roanne le cloue au lit pendant plusieurs mois. Triple fracture du fémur, fracture du péroné droit, langue sectionnée, deux opérations.

 

L’accident de voiture du 9 juin 1963.

 

 

 

Une carrière qui rime à quelque chose

 

 

 

Il remonte sur scène avec des béquilles lors d’un Musicorama en novembre 1963.
En 1964, après un Olympia où il est la vedette américaine de Dalida, il repart en tournée, organisée par l’agent artistique Charley Marouani.

Il est désormais accompagné par l’élite des jazzmen français, le pianiste Maurice Vander, l’organiste Eddy Louiss, le contrebassiste Luigi Trussardi, le batteur René Nan. C’est à cette époque le quatuor le plus cher du marché.
La technique est, cette année-là, assurée par le beau-frère de Claude, mari d’Aline, le ténor André Simon.
Lors de cette tournée des « Pieds bleus », tribu apache, chacun avait son surnom : Claude « cherchef », Maurice « chien jaune », Eddy « ours assoiffé », René « pied agile » et André « castor laborieux ».

 

Tournée 1964. De gauche à droite : Maurice Vander, Luigi Trussardi, Eddy Louiss, Claude, André Simon.

 

Par la suite, tant de magnifiques « musiciens-solistes » l’ont accompagné sur scène et durant les enregistrements des albums qu’il est impossible d’en dresser la liste sans en oublier, ce qui serait impardonnable.

 

 

Texte de Claude sur ses musiciens.
Eddy Louiss et Maurice Vander le 8 juin 1973, compagnons au long cours.

 

À partir de 1970 et jusqu’à son décès en 2004, Claude enchaîne les albums et les tournées. Au-delà du jazz, il invite dans ses spectacles tous les genres musicaux : classique (Quatuor Lara, Fred Freed), brésilien (Baden Powell, Tania Maria, les Etoiles, Teca et Ricardo), africain (Youla Fodé, Ray Lema, James Campbell). Ces rencontres vont également influencer sa création.

 

Rencontre avec Sa Majesté le Jazz.

 

Quelques spectacles parisiens marqueront ces trente années : le Théâtre de la Ville, plusieurs Olympia, le Palais des Congrès, le Casino de Paris, le Palais des Sports et bien sûr le Zénith avec la tournée américaine. Parmi les clubs de jazz, les concerts aux « New Morning » et « Petit Journal Montparnasse ».

 

Claude craignait particulièrement les soirs de première et le jugement du public parisien :

« J’ai passé ma vie à faire mes débuts ».

Il ne fallait surtout pas le prévenir si sa mère était dans la salle car son verdict était encore plus redouté.

Trois spectacles méritent d’être particulièrement signalés pour leur originalité dans le paysage musical de l’époque. Leurs formats de plus en plus épurés permettaient de toucher un public de façon plus intime :

En 1984, l’album « Bleu, Blanc, Blues » est suivi d’une tournée de plus de 300 concerts avec le trio Vander, Michelot, Lubat. Elle se termine chez André Damon, le dynamique patron du « Petit Journal Montparnasse ».

Maurice Vander disait qu’il n’y avait que Claude qui pouvait chanter avec un trio de jazz, à part les Américains comme Sarah Vaughan. Durant le spectacle, Claude laisse le trio seul en scène interpréter quelques classiques du jazz, ce qui ajoute une respiration stimulante. Les musiciens se régalent devant un public comblé.

En 1991, l’album « Une voix, dix doigts » réunit Claude accompagné seulement par Maurice Vander au piano. Le succès est tel que Jean-Pierre Brun, son agent, signe plus de 200 concerts. Ce concept fait ressortir particulièrement la qualité littéraire des textes de Claude et les « rouleaux d’harmonies » de Maurice.

En 2002, ce sera le spectacle donné à Paris aux Bouffes du Nord, où Claude dit ses poèmes sans aucun apport musical. La force des textes permet cette formule audacieuse jouée 110 fois en tournée.

 

 

 

 

L’envers du décor

 

 

L’organisation des spectacles et des tournées nécessite le recours à des professionnels de talent. Entre la tournée en camionnette de 1964 et les semi-remorques de Nougayork, les meilleurs agents et tourneurs du moment se sont succédé.
En fauteuil roulant depuis l’âge de dix-huit ans, Jean-Pierre Brun avait pris la suite de Charley Marouani et noué une véritable amitié avec Claude qui disait de lui :

« Jean-Pierre est le seul agent qui se fait rouler par son artiste ».

Claude avait une estime particulière pour le métier difficile et mal connu des techniciens de ses tournées. Le rôle des « roads » dans la réussite des spectacles est en effet primordial. Il les a évoqués à plusieurs reprises dans « Jojo projo » et « Nous voici ».

 

« Et vous les roads
Qui avez déchargé le camion de vingt tonnes
Pour que lumière soit et que musique sonne
Tous tendus pour grandir ma petite personne
Ah ! je vous aime, roads »

 

Pour protéger l’œuvre de Claude éparpillée chez plusieurs éditeurs, les Éditions du Chiffre Neuf (initiales et chiffre fétiche de Claude né le 9/9/29) sont créées en 1974. Elles sont gérées par sa sœur Hélène. Cette société, conseillée par le renommé juriste Bernard Brunet, rassemble au bout de 23 ans d’exercice plus de 200 œuvres de Claude.
En 1997, il est décidé de vendre les Éditions du Chiffre Neuf, dont le prestigieux catalogue attire l’intérêt de tous les majors. PMG Music Group fera la meilleure offre.

 

Hélène, sœur de Claude et Jean-Pierre Brun, Palais des Sports, 1983.

 

 

 

4 femmes et 4 enfants

 

 

 

La matière des chansons de Claude est largement inspirée des évènements de sa vie, plus ou moins transposés.

« Mes thèmes et obsessions éternels sont ceux qui circulent dans le cœur des hommes : la femme, la nuit, l’homme, leurs rapports d’extase mais aussi d’effroi, le sexe souvent torturant, Dieu toujours absent, le désespoir qui en naît et puis quand même, passionnément la foi en la foi… J’oubliais : le besoin du retour aux origines. »

Sylvie, sa première épouse, apparaît dans « Une Petite Fille ». En 1962, ils auront une fille prénommée Cécile qui lui inspire le célèbre poème mis en musique par Jacques Datin.

 

Sylvie, Cécile et Claude.

 

La chanson « Odette » est adressée à sa seconde épouse, d’origine Arménienne, qui lui donnera deux filles, Fanny née en 1969 et Théa née en 1971.

 

Mariage avec Odette le 10 mars 1969. De gauche à droite face à M. le maire : Jacqueline Audiberti, fille aînée de Jacques Audiberti et témoin, Claude, Odette et Yves Mathieu, propriétaire du Lapin Agile et témoin.

 

Fanny est la petite fille pure qui aurait pu croire au miracle dans « Plume d’Ange » et Théa est la destinataire du poème « Théa moi » © Nougaro Éditions.

À la naissance de Théa, Claude fait sa rentrée à Bobino. Après son spectacle et le souper qui s’ensuit, il insiste auprès de son manager Jean-Pierre Brun pour passer à l’hôpital malgré l’heure tardive. Il en ressort en déclarant avoir embrassé 2 ou 3 nourrissons sans être sûr d’avoir étreint sa propre fille.

 

Claude et ses deux filles, Fanny et Théa.

 

Il épouse ensuite Marcia, Brésilienne, le 8 mai 1976, qui lui donnera un fils Pablo, né en 1976.

Les œuvres « Île de Ré », « Marcia Martienne », « Tu Verras », « L’aspirateur », « Neigerie », « Pablo » leur sont consacrées.

 

Mariage de Marcia et Claude.
Pablo et Gabriel, son fils.

 

Le quatrième et dernier mariage a lieu le 11 avril 1994 avec Hélène, une jeune kinésithérapeute Toulousaine, rencontrée sur l’île de la Réunion.

De nombreuses chansons sont dédiées à Hélène, dont « Kiné », « l’Île Hélène », « L’Irlandaise », « Bras dessus bras dessous », « Les Pas », « Paysâme », « Viens dans mon roman »,…

 

Hélène et Claude à Paziols.

 

Claude a eu quatre épouses, quatre enfants et cinq petits-enfants : Adam, David, Alexandre, Gabriel et Paloma.

Cécile, Fanny, Théa et Pablo gèrent avec Hélène Nougaro le patrimoine artistique de leur père et mari. Cécile a créé à Toulouse « La Maison Nougaro », inaugurée le 9 septembre 2019, et y organise des expositions et des concerts. Fanny a créé le site officiel « claudenougaro.fr » et gère « Nougaro Éditions » qui regroupent les deux derniers albums et de nombreux inédits. Théa est chargée du droit moral lié à l’œuvre et Pablo est associé, depuis le Brésil où il vit, à toutes les décisions importantes.

 

 

 

Par monts et par vaux

 

 

Liette Nougaro, la mère de Claude, qui parlait d’expérience, déclarait :

« Dans une carrière d’artiste, il y a des hauts et il y a des bas ».

 

Les « bas » :

Le grave accident de voiture en 1963 survient en pleine ascension professionnelle.

La saisie des impôts en 1968 : Claude réfractaire à toute paperasse administrative n’ouvrait jamais son courrier.

La rupture de son contrat phonographique chez Barclay en 1987 pour cause de « non-rentabilité ».

Côté santé : sciatique, triple pontage coronarien, cancer.

 

Les « hauts » :

Les deux « Victoires de la Musique » à son retour de New York en 1988 pour « l’album Nougayork » et pour « le meilleur interprète masculin ». À l’instigation du producteur Mick Lanaro, cet album est réalisé avec le très talentueux Philippe Saisse, jeune français installé à New York et remporte un disque d’or.

La scène où il renaît, entouré de ses musiciens, de ses techniciens et du public.

Le 23 mars 1991, Claude reçoit la Légion d’honneur à Toulouse des mains du Maire, Dominique Baudis. À la Mairie, salle des Illustres, Armand Biancheri, Inspecteur général de l’Instruction Publique et ami proche prononce le discours d’intronisation. C’est au tour de Claude de répondre. La salle est pleine de journalistes et d’amis se régalant d’avance du discours très certainement humoristique que Claude va prononcer :

« C’est dans cette Salle des Illustres que mon grand-père Alexandre officiait en tant que planton… ».

Incapable de continuer, Claude s’écroule en sanglots à l’évocation de son grand-père. On doit l’évacuer de la salle stupéfaite et frustrée.

 

Claude, remis de ses émotions, est entouré de sa mère et d’Hélène son épouse.

 

Cette vie en forme de montagnes russes entraîne Claude dans de multiples changements d’adresses inspiratrices de chansons, de lieux de travail avec ses musiciens et de fêtes avec un nombre incalculable d’amis.

De Paris, avenue des Ternes, à Paziols dans l’Aude, Claude a semé des adresses successives, avenue Junot Paris XVIIIe, rue du Bouloi Paris Ier, quai de Tounis à Toulouse, rue Saint-Julien-le-Pauvre Paris Ve.

Ses parents possèdent une maison aux Portes-en-Ré où il vient se ressourcer. Il y écrit « L’Amour Sorcier », « Armstrong », « Côte d’Azur » et « Île de Ré ».

 

Répétition avenue Junot avec Richard Galliano (accordéon), Bernard Arcadio (piano) et Michel Denis (guitare basse).

 

 

 

Clap de fin ?

 

 

En tant qu’auteur, compositeur, interprète, la carrière de Claude a duré cinquante et un an, jusqu’à sa mort à l’âge de 74 ans, le 4 mars 2004. 

Il s’éteint dans son appartement, rue Saint-Julien-le-Pauvre. Un miroir installé sur la fenêtre de son bureau lui permettait d’apercevoir Notre-Dame. Privilège rare, c’est dans sa cathédrale de prédilection, pleine à craquer, que s’est déroulé le service funèbre le 8 mars. À la fin de la cérémonie, un orchestre dirigé par Yvan Cassar interprète « Toulouse » sous les applaudissements de personnalités, d’amis et d’inconnus. Une seconde cérémonie a lieu le 10 mars à la Basilique Saint-Sernin en présence de plus de dix-mille personnes. Cette fois, l’œuvre « Toulouse » est dirigée par Michel Plasson. Les cendres de Claude Nougaro seront dispersées dans la Garonne par sa famille.

 

Poème de Claude : « À mes Parents » © Nougaro Éditions.

 

« Notre-Père » de Henri Büsser interprété par Pierre Nougaro, accompagné par Maurice Vander – Mai 1973.

 

Après sa disparition, de nombreuses villes françaises ont décidé de lui rendre hommage en donnant son nom à des écoles, collèges et lycées, des rues, des salles de spectacles. Pour n’en citer que quelques-uns : la salle Claude Nougaro à Toulouse, l’amphithéâtre Claude Nougaro à Béziers, l’aire d’Autoroute de Port lauragais sur la A 61…

Le 28 novembre 2019, c’est l’inauguration par Madame Hidalgo, maire de Paris, de la Place Claude Nougaro à quelques mètres de sa maison montmartroise.

Une statue en bronze du poète, signée Sébastien Langlöys, est érigée derrière le Capitole de Toulouse.

 

Statue de Claude derrière le Capitole.
Amphithéâtre de Béziers inauguré en juillet 2001.
Inauguration de la Place Claude Nougaro le 28 novembre 2019 à Paris XVIIIe. De gauche à droite, trois des enfants de Claude : Fanny, Cécile, Théa, Christophe Girard, Anne Hidalgo, Hélène Nougaro, Eric Lejoindre et Daniel Vaillant.

 

Plusieurs albums de musiciens et chanteurs lui sont consacrés : « Legrand-Nougaro » par Michel Legrand ; « Dessay-Nougaro » par Natalie Dessay ; « Gad-Nougaro, Dansez sur Moi » par Gad Elmaleh ; « Nougaro ou l’Espérance en l’Homme » par Maurane ; « Darons de la Garonne » par Mouss et Hakim ; « Hommage à Claude, Ô Toulouse », par Eddy Louiss, Bernard Lubat, Luigi Trussardi et Maurice Vander, entre autres.

 

Plus d’une vingtaine de livres, anthologies et biographies ont été publiés, parmi ceux-ci : Christian Laborde, « L’homme aux Semelles de Swing », « La Voix Royale », « Mon Seul Chanteur de Blues » ; Alain Wodrascka, « Souffleur de Vers », « Une vie qui rime à quelque chose », « Claude ! » ; Laurent Balandras,  « L’Intégrale Nougaro » ; Jacques Barbot, « Nougaro, une biographie » ; Hélène Nougaro, « Claude Nougaro », « Nougaro comme s’il y était », « Dessins et chansons Claude Nougaro » ; Théa Nougaro, « J’entends encore l’écho de la voix de papa », « Claude Nougaro, enchanté ! » (livre et CD) ; etc…